La réponse de l’Ordre des orthophonistes et audiologistes du Québec à un épisode de désinformation dans les médias

Comme vous le savez peut-être, je suis trésorière de l’Association bégaiement communication (ABC), un organisme visant notamment à sensibiliser la population au bégaiement.

Le 27 février dernier, à l’émission Deux filles le matin (un talk-show québécois), le pédiatre Jean-François Chicoine a abordé le sujet du bégaiement. Ce faisant, il a entretenu des mythes tenaces, allant de l’anxiété au traumatisme en passant par la faible estime de soi et la famille dysfonctionnelle.

Question de réparer un tant soit peu les dégâts, j’ai écrit, en collaboration avec l’orthophoniste Anne Moïse-Richard, un article publié sur le site Web et dans la revue de l’ABC, Communiquer.

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LE 27 FÉVRIER DERNIER, L’ÉMISSION DEUX FILLES LE MATIN,DIFFUSÉE SUR LES ONDES DE TVA, RECEVAIT SUR SON PLATEAU LE DR JEAN-FRANÇOIS CHICOINE, PÉDIATRE ET PROFESSEUR DE PÉDIATRIE. À LA FIN DE L’ÉMISSION, LE SUJET DU BÉGAIEMENT EST ABORDÉ À LA SUITE DE LA QUESTION D’UNE INTERNAUTE : « EST-CE QUE LE BÉGAIEMENT EST HÉRÉDITAIRE? »

La réponse du Dr Chicoine ne pouvait davantage tomber dans les stéréotypes. Citons :

« Le bégaiement est attribuable à l’anxiété d’une famille, à la façon de s’adresser les uns aux autres [au sein de la famille], c’est ça qui va moduler le bégaiement. Oui, c’est possible qu’il y ait une composante [génétique], mais c’est surtout, un peu le vécu de l’enfant. On dit nature vs nurture, [ici], c’est plutôt son environnement qui va l’avoir conduit à [bégayer]. Avant de chercher à régler [le bégaiement], il faut vérifier qu’il n’y ait pas eu de traumatisme, une intimidation, un harcèlement. Un événement peut faire qu’un enfant peut avoir, au niveau de sa construction de sa confiance en lui, quelque chose de fragile, de marginal. On a entre l’âge de 4 et 8 ans pour intervenir. À partir de l’âge de 8 ans, l’estime de soi est très développée et s’il y a encore des problématiques au niveau du bégaiement, là ça peut être plus difficile. (sic) »

Il va de soi que l’équipe de Deux filles le matin ne s’est pas adressée au bon professionnel. Pourquoi ne pas avoir fait appel à un orthophoniste spécialisé en bégaiement?

Heureusement, l’Ordre des orthophonistes et des audiologistes du Québec a rapidement rectifié le tir sur sa page Facebook où Anne Moïse-Richard, orthophoniste au CR Marie Enfant du CHU Sainte-Justine, a invité les lecteurs à s’informer davantage :

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DES EFFETS QUI SE FONT RESSENTIR RAPIDEMENT

Même si l’OOAQ a réagi promptement et efficacement, le mal est fait. Le Dr Chicoine a tenu des propos infondés sur une tribune médiatisée et la cause s’en ressentira. Le soir de la diffusion, déjà, Geneviève en vivait les répercussions.

En effet, à peine franchi le seuil de l’immeuble où j’habite, j’ai croisé la propriétaire qui s’est empressée de me dire : Geneviève! Il faut je te raconte ce que j’ai entendu à Deux filles le matin… Pleine de bonne volonté, elle cherchait déjà à m’aider à trouver la source de mon traumatisme (!). Malheureusement, même si je me suis dépêchée de la corriger et de la mettre devant les faits cités par l’OOAQ, elle a continué, butée : Ah, mais je crois très fortement que ce qu’on vit dans l’enfance nous affecte une fois adulte… Elle n’a pas nécessairement tort, mais dans le cas du bégaiement, s’aventurer sur cette piste freudienne n’est pas l’attitude à adopter. Je me suis presque sauvée dans mon appartement. J’étais fatiguée de constater que ce que je crains parfois trouver dans le regard des autres s’y trouve vraiment.

LA SCIENCE L’EMPORTE SUR LES CROYANCES POPULAIRES

Une des raisons d’être de l’ABC est de sensibiliser le public et de lui fournir une information à jour sur le bégaiement. Ce faisant, l’ABC souhaite améliorer la perspective de cette différence dans la société. Et justement, les vieux mythes entretenus par le Dr Chicoine sont de plus en plus déconstruits par les récentes études en neurologie et en génétique, qui estiment la part génétique du bégaiement à environ 80 % (Drayna et Frigerio‐Domingues, 2017). D’autres travaux mettent également en lumière des différences dans les zones du cerveaux qui contrôlent la parole entre les personnes qui bégaient celles qui sont fluides ; ces différences se constatent dès l’enfance (Chang et al, 2008). Par ailleurs, des travaux de recherche se penchent aussi davantage sur la possibilité qu’il n’y ait pas qu’un bégaiement, mais des bégaiements, notamment un bégaiement de l’enfance, appelé transitoire, et un bégaiement développemental persistant, qui, par essence, persiste jusqu’à l’âge adulte (Monfrais-Pfauwadel, 2014).

En somme, le bégaiement développemental ne peut en aucun cas être réduit à de l’anxiété ou à un traumatisme. Là-dessus, les experts s’entendent clairement. Par contre, certaines personnes qui bégaient peuvent identifier un événement marquant de leur vie qui coïncide avec le début du bégaiement. Ce serait alors un facteur précipitant qui aurait fait en sorte que la prédisposition génétique devienne apparente dans la parole. Sans cet événement, la personne aurait sans doute commencé à bégayer à un autre moment dans sa vie puisque le bégaiement était inscrit dans ses gènes dès la naissance.

QUEL EXPERT CONSULTER?

Nous vivons dans une société où les pédiatres sont perçus comme les spécialistes ultimes de chaque trouble du développement. D’abord, le contexte de la question surprise de fin d’émission ne rendait pas justice à toute sa complexité, c’est d’ailleurs ce qu’a répondu Dr Chicoine à l’OOAQ. De plus, on peut se demander quelle est la proportion des pédiatres qui auraient tenu des propos similaires à ceux du Dr Chicoine.

Les médecins, particulièrement les pédiatres, ont un rôle clé dans le dépistage et l’orientation des familles dont l’enfant présente des défis sur le plan de la communication. Aux mythes mentionnés précédemment s’ajoute « Le bégaiement est parfaitement normal jusqu’à l’âge de 4-5 ans » qui a aussi été nommé par Dr Chicoine dans sa courte allocution. Voilà une phrase qui laisse croire que le bégaiement fait partie du développement normal de la communication alors que moins de 10 % des enfants vont présenter du bégaiement une fois dans leur vie. Bien sûr, parmi eux, plusieurs enfants vont retrouver une parole fluide sans consulter en orthophonie. Par contre, près d’un enfant sur trois présentera du bégaiement persistant (Onslow, 2017), c’est-à-dire que des interventions en orthophonie seront nécessaires pour que cet enfant puisse être plus fluide et à l’aise de communiquer. Il est donc important de consulter rapidement en orthophonie quand un ou plusieurs de ces facteurs sont présents :

  1. Une ou plusieurs personnes de la famille bégaient depuis plusieurs années (prédisposition génétique de bégaiement persistant).
  2. Le bégaiement devient plus sévère au fil des mois suivant son apparition.
  3. L’enfant pleure, se fâche, s’isole ou refuse de parler à cause de son bégaiement.

Ces enfants sont particulièrement à risque de présenter du bégaiement persistant. On souhaite intervenir en orthophonie avant l’apparition d’émotions négatives par rapport à la parole.

CHANGER LA PERSPECTIVE SUR LE BÉGAIEMENT

Ainsi, la science le démontre : le bégaiement n’est en rien attribuable à une fragilité émotionnelle de l’enfant ou à une faible estime de soi. Bien sûr, ces éléments peuvent parfois être une conséquence de ce trouble de la parole. C’est notamment sur ce plan qu’une démarche en orthophonie peut faire une différence. Rappelons aussi que, malgré les difficultés engendrées par le bégaiement, de nombreuses personnes qui bégaient se démarquent au quotidien par leur détermination et leur force de caractère. Qu’il soit question de professeurs, d’avocats, de professionnels de la santé et j’en passe, ces personnes sont assurément des modèles inspirants.

Pour conclure, l’ABC tient à remercier l’OOAQ pour sa réaction rapide et pertinente. Les experts en orthophonie contribuent de façon importante à la sensibilisation du public. On aura ainsi démontré que notre communauté se tient debout. Ensemble, nous sommes plus forts. Un jour à la fois, nous changerons la perspective du grand public au sujet du bégaiement.

Lien vers l’émission https://videos.tva.ca/page/deuxfilleslematin?clip=_5741051270001 (début vers 38 minutes environ)

Liens complets cités dans la publication de l’OOAQ :

Pour en savoir davantage :

  • Chang, S. E., Erickson, K. I., Ambrose, N. G., Hasegawa-Johnson, M. A., & Ludlow, C. L. (2008). Brain anatomy differences in childhood stuttering. Neuroimage39(3), 1333-1344.
  • Frigerio‐Domingues, C., & Drayna, D. (2017). Genetic contributions to stuttering: the current evidence. Molecular genetics & genomic medicine5(2), 95-102.
  • Monfrais-Pfauwadel, M (2014) Bégaiement, bégaiements : un manuel clinique et thérapeutique, Paris : Éditions de boeck, 474 pages.
  • Onslow, M. (2017). Stuttering and its treatment – Eleven lectures. Retrieved from Australian Stuttering Research Centre website : http://sydney.edu.au/health-sciences/asrc/docs/eleven_lectures.pdf

 

 

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